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5 décembre 2017

Le diabolique projet de l’Europe pour les demandeurs d’asile

Le diabolique projet de l’Europe pour les demandeurs d’asile

28 nov. 2017 Par Carine Fouteau- Mediapart.fr

 

Mediapart s’est procuré la toute dernière version du règlement européen en cours de négociation à
Bruxelles, qui permet le renvoi de demandeurs d’asile vers des « pays tiers sûrs ». La définition de ce
concept est élargie au point qu’un pays comme la Libye pourrait, à terme, être concerné pour peu que
certaines régions se stabilisent, par exemple autour de Tripoli.
Lors du cinquième sommet UE-Afrique, qui doit se dérouler les 29 et 30 novembre à Abidjan, en Côte
d’Ivoire, les chefs d’État européens ne vont pas manquer de s’indigner des violences dont sont victimes
les migrants subsahariens en Libye, à la suite de l’émoi mondial provoqué par la diffusion du reportage de
CNN apportant la preuve de pratiques esclavagistes dans ce pays. Mais il est à peu près certain qu’ils ne
diront pas un mot du forfait qu’ils sont en train de préparer en toute discrétion à Bruxelles à l’encontre
des demandeurs d’asile.

Sur une proposition de la Commission européenne, ils sont en train de négocier, au sein du Conseil
européen, les termes d’un règlement « instituant une procédure commune en matière de protection
internationale » qui constitue un reniement fondamental au regard du droit d’asile tel qu’il est conçu
depuis la signature de la Convention de Genève en 1951.
Ce texte, d’application directe dans les législations nationales (c’est-à-dire ne nécessitant pas de transposition – à la différence des directives), prévoit que les États membres puissent considérer comme
« irrecevables » les demandes d’asile de personnes ayant transité, avant d’arriver en Europe, dans un « pays tiers sûr » et, dès lors, les y renvoyer afin qu’y soit prise en charge leur demande de protection internationale.

Par « pays tiers sûr », il faut entendre des pays hors de l’Union européenne censés garantir les droits de
l’homme. L’article 45, qui définit le concept de « pays tiers sûr », évoque notamment le fait que, dans ces
pays, les « demandeurs n’ont à craindre ni pour leur vie ni pour leur liberté en raison de leur race, de
leur religion, de leur nationalité, de leur appartenance à un groupe social particulier ou de leurs
opinions politiques ». Sont potentiellement concernés la totalité des pays voisins de l’Union européenne.
La France pourrait ainsi renvoyer vers les pays du Maghreb (Tunisie, Algérie, Maroc) l’immense majorité
des exilés subsahariens qui y seraient passés avant de traverser la Méditerranée.

Mais cela ne s’arrête pas là. Mediapart s’est procuré la dernière version (non définitive) de l’article 45,
qui est particulièrement alarmante puisqu’elle précise qu’un pays peut être déclaré comme sûr à
l’exception d’une ou plusieurs de ses régions ou d’une ou plusieurs catégories de personnes. Dit
autrement, cela revient à déclarer comme sûrs des pays dont certaines régions sont en guerre (mais pas
toutes) ou dont certaines catégories de personnes sont menacées (mais pas toutes). Certains observateurs
redoutent que cet élargissement de la définition ne permette d’y faire entrer des pays aussi instables que la
Libye pourvu qu’un de ses territoires, par exemple autour de Tripoli, fasse taire le bruit des armes.

Cette notion de « pays tiers sûr » constitue une révolution dans le droit d’asile, car elle permettrait que
des exilés en quête de protection soient réexpédiés sans que leur demande n’ait été examinée dans un
pays de l’UE. Plutôt que de les interroger sur les violences politiques ayant provoqué leur exil, plutôt que
de chercher à évaluer la crédibilité de leur témoignage, plutôt que de rassembler les indices attestant leur
persécution, il s’agirait de retracer leur trajectoire : au cours des milliers de kilomètres parcourus pour fuir
leur pays, ont-ils traversé un pays dans lequel ils pourraient vivre en sécurité ? Peu importent les sévices
subis (viol, enfermement arbitraire, harcèlement, rançon, torture, etc.), il faudrait trouver une terre
d’accueil, la plus éloignée possible de l’Europe.
Ce concept de « pays tiers sûr » est déjà inscrit dans la directive européenne dite « procédure » adoptée le
26 juin 2013 mais, à la différence du règlement en préparation, ce texte laissait aux États la faculté de ne
pas le mettre en œuvre ; selon Gérard Sadik, de la Cimade, 19 pays l’ont adopté, parmi lesquels seuls
deux l’appliquent de facto : il s’agit de la Hongrie, qui renvoie quasi systématiquement les demandeurs
d’asile arrivés sur son sol en Serbie ; et de la Grèce, qui renvoie en Turquie des demandeurs d’asile
syriens et afghans.
Pour ce faire, la Grèce s’appuie sur l’accord politique entre l’Union européenne et la Turquie signé en
mars 2016. Bruxelles considère ce texte, contesté juridiquement, comme un succès dans la mesure où,
depuis sa conclusion, le nombre de traversées via la mer Égée a drastiquement chuté (même si une légère
hausse est observée depuis quelques semaines).

Le nouveau règlement en cours de négociation consiste en une généralisation de cet accord UE-Turquie,
décrié par l’ensemble des ONG ainsi que par l’ONU. Il met en cause l’un des principes fondamentaux de
l’asile, inscrit dans la Convention de Genève de 1951, selon lequel chaque demandeur d’asile a le droit de
voir sa situation personnelle examinée dans le pays dans lequel il sollicite une protection.
En France, il contrevient au préambule de la Constitution qui affirme que « tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République ».
Le droit d’asile y a été consacré par le Conseil constitutionnel dans une décision du 13 août 1993 qui
établit que « l’étranger qui se réclame de ce droit [doit être] autorisé à demeurer provisoirement sur le
territoire jusqu’à ce qu’il ait été statué sur sa demande ». Comme l’indique Gérard Sadik, les États
membres favorables à la notion de « pays tiers sûr » se fondent sur la notion de subsidiarité de la
demande d’asile, qui fait que les États peuvent considérer qu’ils ne sont pas tenus d’examiner la demande
si la personne n’est pas venue directement depuis son pays d’origine.

« Cette dérive est extrêmement grave »

La France, jusqu’à présent, avait résisté. Lors de la mandature de François Hollande, la loi sur l’asile de
2015 n’avait pas repris ce concept de « pays tiers sûr », qui n’a donc pour l’instant aucune existence
juridique dans le droit français. Mais il en va tout autrement sous l’actuelle présidence d’Emmanuel
Macron. Anticipant le vote de ce règlement à l’échelon européen, le ministre français de l’intérieur,
Gérard Collomb, l’a inscrit dans son pré-projet de loi sur l’asile et l’immigration, pas encore présenté en
conseil des ministres.
Ce même Emmanuel Macron, qui distingue les « réfugiés » – qu’il faudrait accueillir sous peine de perdre
notre honneur – des « migrants économiques » – devenus indésirables –, pousse le cynisme jusqu’à
prévoir de fermer la porte aux demandeurs d’asile eux-mêmes. Gérard Sadik note qu’entre 1992 et 1996
cette notion de « pays tiers sûr » avait été appliquée « de manière sauvage » aux frontières françaises,
notamment à l’aéroport de Roissy, avec le renvoi de demandeurs d’asile vers le Cameroun ou la Tanzanie.
Cette pratique avait cessé à la suite d’un arrêt du Conseil d’État (à l’époque le commissaire du
gouvernement, à savoir le rapporteur public, n’était autre que Jean-Marie Delarue, ex-contrôleur général
des lieux de privation de liberté), qui établissait que cette notion était contraire à la Convention de Genève
et à la Constitution française.

Seule la prise de conscience de certains États membres et des eurodéputés pourra permettre d’éviter le
pire. La négociation est en cours : le texte peut encore faire l’objet d’allers et retours entre les ministres de
l’intérieur du Conseil européen ; un accord devra ensuite être trouvé entre la Commission, le Conseil et le
Parlement. Sylvie Guillaume, députée française membre du groupe de l’Alliance progressiste des
socialistes et démocrates, rappelle que le texte a encore beaucoup de chemin à faire avant d’être adopté.
Mais elle estime qu’il « mérite une certaine attention car les définitions qu’il aborde modifient le concept
de pays tiers sûr ».
« Cela témoigne, estime-t-elle, d’une certaine fébrilité des États membres sur le sujet. » « En aucune
manière, je n’accepterai d’élargir cette notion à des morceaux de territoire », dit-elle, ajoutant qu’elle
n’est pas opposée au concept dans sa version classique, pourvu que son application reste optionnelle.
Membre de la délégation française du Front de gauche/Alliance des Outre-mers, Marie-Christine Vergiat
est, elle, totalement opposée à la notion même de « pays tiers sûr ». « Les États membres font tout pour
externaliser la demande d’asile à des pays tiers ; il s’agit d’une politique raciste et xénophobe car, si l’on
regarde de près, on se rend compte que sont principalement concernés les demandeurs d’asile venus
d’Afrique. Plus on bloque les voies légales d’entrée dans l’Union européenne, plus on fait le jeu des
trafiquants », insiste-t-elle.
Responsable du programme Protection des populations à Amnesty International France,
Jean-François Dubost est particulièrement inquiet des évolutions en cours. Il estime que l’Allemagne et la France sont à la manœuvre dans cette tentative d’assouplir les conditions. « On est là dans une logique de gestion, pas du tout de protection, estime-t-il. La Convention de 1951 qui instaurait le droit d’asile ne déterminait d’ailleurs pas de “pays sûrs”. » « Cette dérive est extrêmement grave, ajoute-t-il. D’abord parce que les régions qui vont être considérées comme sûres sont déjà en première ligne pour l’accueil des réfugiés. Ensuite parce que c’est la volonté de contrôle qui va être le critère des Européens pour déterminer qu’une région est sûre ou non. Rien, dans le droit international, ne permet de déterminer ce qu’est un “pays sûr”. Ce n’est pas une notion juridique, c’est une construction européenne. »
Depuis la signature de l’accord UE-Turquie, « on sent une volonté de la Commission européenne de
pousser à ce type d’accord avec d’autres pays, comme la Libye, avec cette idée de “région sûre” ».
« C’est la même logique de “containment”, de blocage des personnes le plus en amont possible des
frontières européennes. Ce n’est pas une idée nouvelle, mais on est entré dans une phase plus
opérationnelle. Renvoyer les migrants présente en outre l’avantage d’éloigner le sujet des yeux des
populations européennes… Tout cela s’inscrit dans une logique complètement assumée côté européen »,
se désespère-t-il.